Vous faites vie commune avec un homme durant plusieurs années. Pendant ce temps bous prétendez avoir collaboré activement à la croissance du commerce de ce dernier. Même si monsieur est le seul et unique propriétaire de son entreprise, pouvez-vous réclamer une part de cette entreprise au motif que vous avez contribué à sa réussite? Par ailleurs, pouvez-nous réclamer une somme d’argent à votre ex-conjoint au motif qu’il se serait enrichi durant la vie commune et que vous vous êtes appauvrie durant cette même période?
Les faits
Un couple commence à faire vie commune en juin 1986 en tant que conjoints de fait. En 1987, ils signent une convention notariée qui régit les conséquences d’une éventuelle rupture. En juillet 1988, le couple se sépare et le tout est réglé conformément à cette entente. À l’automne de la même année, leur vie commune reprend jusqu’à leur rupture définitive en février 1998. Monsieur avait une entreprise dont il était le seul actionnaire. Durant leur relation, madame a travaillé pour l’entreprise. Elle y effectuait principalement des travaux de secrétariat et de comptabilité. De plus, elle ciblait des clients potentiels et communiquait avec eux afin d’établir un premier contact.
Ainsi, elle prétend aujourd’hui que depuis la reprise de la vie commune en 1988, une société tacite existait entre elle et son conjoint. Elle en réclame donc la dissolution et le partage de la valeur. De son côté, son ex-conjoint nie l’existence d’une telle société et soutient que l’entente notariée intervenue en 1987 règle le sort des demandes de madame.
Le litige
Le tribunal doit décider si la convention de séparation notariée en 1987 régit toujours la situation des parties. Il doit décider si madame a droit à la moitié de la valeur de l’entreprise de monsieur en vertu des règles de la société tacite. Il doit finalement décider si madame a droit aux 300 000 $ qu’elle réclame au motif que son ex-conjoint de fait se serait enrichi de ce montant à ses dépens. En réponse aux demandes de madame, monsieur a réclamé le remboursement d’un prêt de 10 000 $ à madame ainsi que la valeur de certaines améliorations apportées au chalet de celle-ci.
La décision
Le tribunal estime que l’entente notariée en 1987 a été exécutée à la suite de la première séparation des parties en 1988. Celles-ci auraient dû signer une nouvelle convention suite à la reprise de la vie commune s’ils voulaient établir les règles de leur nouvelle vie à deux
et prévoir les conditions financières d’une nouvelle rupture. À défaut de contrat, ce sont les dispositions du Code civil du Québec qui s’appliquent : société tacite ou enrichissement sans cause. L’action afin de faire déclarer l’existence d’une société tacite est rejetée. Celle pour enrichissement sans cause l’est aussi. Le tribunal en était venu à la conclusion que madame devait rembourser certaines sommes à monsieur pour les travaux exécutés par lui à son chalet mais monsieur avait informé le tribunal qu’il renonçait à ces sommes s’il rejetait les demandes de madame.
Les motifs
Puisque la rupture de 1988 a été réglée suivant la convention notariée signée un an plus tôt, cette dernière a cessé d’avoir effet à ce moment-là. La rupture définitive qui a eu lieu en 1998 n’est donc régie par aucune entente. Dans les circonstances, la dame demande au tribunal de reconnaître que son conjoint de fait et elle ont créé une société tacite durant la vie commune, dont la compagnie de monsieur fait partie, et d’en partager la valeur. Selon elle, elle aurait contribué autant que monsieur à l’entreprise durant leur vie commune. D’après la jurisprudence, trois éléments doivent être présents pour conclure à l’existence d’une société tacite. Premièrement, chacun des conjoints doit fournir un apport dans l’entreprise en biens, en argent ou par son travail. Deuxièmement, il doit y avoir un partage des pertes et des profits. Troisièmement, on doit retrouver chez les partenaires une volonté de collaborer activement, sur un pied d’égalité, en vue de partager des profits. En l’espèce, c’est madame qui a le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence de cette société tacite. Au procès, aucun des éléments nécessaires n’a été prouvé. Le tribunal dira que la preuve révèle que :
o Elle n’a offert aucun de ses actifs à l’entreprise de monsieur; Elle n’avait accès à ses comptes bancaires que dans le cadre limité de ses fonctions de secrétaire affectée à la comptabilité; Elle n’a jamais signé de contrat d’acquisition ou autre liant l’entreprise; Elle n’a participé ni à l’engagement ni à la mise à pied ni à la détermination des conditions de travail des employés;
– Elle n’a pas contribué à la fixation des prix des services rendus ou des biens vendus par l’entreprise;
– Elle n’était pas informée de l’évolution de l’entreprise et n’a pas participé aux décisions visant son expansion;
– Elle n’a assumé aucune des responsabilités financières à son égard.
Le juge en vient donc à la conclusion qu’il n’y avait pas de société tacite entre madame et son ex-conjoint. L’enrichissement injustifié : madame devait faire la preuve que monsieur s’était enrichi durant la vie commune, qu’elle s’était appauvrie, qu’il y avait corrélation entre les deux et qu’il y avait absence de justification à l’enrichissement. Le tribunal estime que les deux parties ont profité des avantages du concubinage. Madame et ses enfants d’une union précédente, dont elle avait la garde, ont eu une vie plus agréable et plus enrichissante, du moins sur le plan matériel. L’entretien de la résidence de monsieur par madame l’a été davantage dans son intérêt et celui de ses enfants que dans celui de monsieur qui n’avait pas la garde de son fils. Le travail de madame dans l’entreprise de monsieur était compensé par un salaire. Monsieur lui a offert le gîte et assumé une grande partie des dépenses du couple. De plus, la preuve ne révèle pas que madame aurait accumulé un actif plus important si elle n’avait pas fait vie commune avec monsieur. Le tribunal rejette donc la
demande de 300 000$ de madame pour enrichissement injustifié. Le tribunal aurait accueilli en partie la demande de monsieur mais ne lui accorde rien vu que celui-ci avait annoncé qu’il renonçait à sa demande si le tribunal rejetait celles de madame.
Références
Fillion c. Gagné, Cour supérieure (C.S.) Rimouski 100-05-001069-985,
2003/10/31, Juge : Benoît Moulin (J.E. 2004-63; www.jugements.qc.ca